Il jouait Beethoven
Datte: 27/08/2018,
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Le carton d’invitation porte une adresse assez difficile à trouver dans une vaste zone d’activité, assez glauque et presque déserte en ce dimanche soir, mais je suis finalement parvenue à être à l’heure. La salle est grande et pourrait accueillir deux cents personnes, mais nous ne sommes encore qu’une vingtaine autour du buffet. Ainsi donc, l’écrivain Pierre Tournesol est mort brutalement ! Quand j’ai entendu cette nouvelle à la radio, j’étais assez incrédule et j’ai même cru à un canular – cela s’est produit un 1er avril. Mais non, il a bien succombé à un cancer foudroyant de l’aorte que les médecins ne lui avaient découvert que deux semaines plus tôt. Au cours des derniers jours de sa vie, malgré son état de grande faiblesse, il a organisé lui-même la manière dont ses proches devaient lui dire adieu : son incinération le matin même, en catimini, presque sans témoins, suivie de cette étonnante cérémonie laïque orchestrée par celui qui, jusqu’au bout, aura été son fidèle domestique : le vieux Gilbert et son éternel costume noir qui, pour une fois, ne dépare pas au milieu des tenues de deuil. Dès le seuil franchi, la présence de Pierre est presque palpable dans les regards des gens, de sorte que j’ai peine à croire qu’il est vraiment mort. La réception est étonnante dans son principe : sont invitées toutes celles qui ont partagé son lit, au moins une nuit, au cours de sa vie qui fut courte – il est mort à quarante-deux ans –, mais intense. Je fais partie de celles ayant eu le ...
... privilège de vivre avec lui durant deux mois et, à ce titre, je possède un carton d’invitation que vérifie un vigile à l’entrée. Bien sûr, toutes ne viendront pas, mais le texte manuscrit me proposant cette soirée assez spéciale précise que si au moins cinquante d’entre nous ne confirment pas leur présence, il annulera tout et nous maudira toutes. Les conjoints sont admis, mais pas les enfants ; une garderie est prévue un peu plus loin. Il est amusant de voir que les maris cocus de ses maîtresses aient pour certains fait l’effort d’être présents, sans doute parce qu’ils savent – ou plutôt ils croient – qu’ils ne risquent plus rien avec cet homme dont le corps se trouve à l’état de cendres, dans l’urne funéraire posée sur un guéridon au centre de la salle. Curieuse, je regarde attentivement cet objet qui, pour n’être pas très grand, possède la particularité de contenir une personne que j’ai beaucoup aimée. Ce n’est pas rien, pour une sorte de vase aux motifs sobres, mais qui semble étonnamment massif, notamment parce que son fond est très épais et son haut effilé, ce qui lui donne l’allure d’une fusée. Son occupant a-t-il l’intention de rejoindre ainsi les étoiles après avoir traversé le plafond ? Avec lui, il faut s’attendre à toutes les fantaisies. Gilbert me déleste de mon manteau en cet endroit bien chauffé. Alors que la salle continue à se remplir, Sandra, celle qui a été sa dernière compagne, m’accueille avec le sourire et me tend une flûte de champagne en m’invitant à ...