1. Acte manqué


    Datte: 04/08/2021, Catégories: fh, cérébral,

    Voilà déjà plus de deux ans que je venais poser mes fesses, ou plutôt m’enfoncer dans ce fauteuil de cuir noir clouté. La pièce était immense : on aurait pu facilement y loger mon studio d’étudiante d’autrefois, et même deux, empilés l’un sur l’autre, tant le plafond mouluré me semblait haut. Sous mes pieds un somptueux tapis chargé de motifs orientaux et en dessous de ce tapis, le grincement des lattes du parquet ancien en bois massif. La lumière du jour pénétrait par trois grandes fenêtres donnant sur une cour charmante, aux pavés inégaux et aux murs de briquettes. Pas la moindre rangée de galets intercalée entre les briques : ceux qui avaient fait bâtir cet hôtel particulier étaient à n’en pas douter, fort loin des considérations matérielles. Une belle femme nue versait de l’eau aussi factice qu’elle. Que j’aurais aimé connaître les pensées de celle qui surveillait les allées et venues de générations d’êtres traversant cette cour, depuis son piédestal de marbre ! À ma gauche, une bibliothèque croulant sous le poids des livres, venus se fracasser contre les étagères dans un ordre mystérieux. Sans le voir, je savais que derrière moi se tenait un imposant sphinx noir, déployant ses ailes, les griffes plantées dans le tapis, le visage impassible, gardien d’un divan sur lequel je ne m’étais jamais couchée et qui n’avait peut-être pas d’autre vocation que d’être décoratif. Pour rien au monde je n’aurais aimé vivre dans un endroit pareil. Autant de fioritures, ça m’aurait ...
    ... filé de ces maux de tête. Pourtant j’aimais profondément être dans ce lieu, au milieu de toutes ces belles vieilleries. Et surtout avec lui, qui me scrutait de ses yeux brillants, derrière son bureau rouge et doré. Cela faisait ainsi deux longues années que j’avais décidé de prendre le mal par la racine et d’en finir avec les angoisses qui m’empoisonnaient l’existence, en remontant aux origines de mon mal-être. Chaque semaine je lui racontais tout. Quand je dis tout, c’était évidemment impossible, au vu des innombrables cogitations qui s’agitaient sous mon crâne — à moins qu’on n’inventât un jour la télépathie, et encore. Toujours était-il que je ne lui épargnais rien de ma vie psychique, parce que c’était le seul lieu où je pouvais absolument tout dire, sans filtre ni tabou. Il savait les moindres détails de ma vie sentimentale et professionnelle, de mon passé, de mes pensées les plus tendres à mes pensées les plus noires, de mes craintes, de mes doutes, de mes fantasmes, de mes rêves. Quand j’y songe, ça devait sacrément filer le vertige d’être le dépositaire des secrets les plus intimes confiés par tous celles et ceux qui défilaient dans ce cabinet. La puissante odeur du lys chatouilla mes narines. Je soupçonnais mon psy de poser systématiquement un bouquet de fleurs fraîches sur la cheminée pour masquer l’odeur du tabac. À ma droite, une vitrine à demi ensevelie sous une flopée de manuscrits et de piles de documents, peut-être dans une tentative inconsciente de masquer ...
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