1. Corps céleste


    Datte: 20/06/2017, Catégories: amour, historique,

    ... leur table mais ils n’en sont pas là. Abasourdis ils songent. Ils sont là à ne pas parler, à regarder la scène comme on regarde ailleurs et parfois leurs mains qui se tendent jusqu’au verre de cognac dont l’ambre visqueux ballotte mollement quand ils reposent le verre. Ils sont là, silhouettes imprécises, muets, frappés de stupeur et les filles voient bien qu’ils n’y sont pas vraiment, c’est pas faute d’en faire, mais ces deux-là n’y sont pour personne. Les deux pourtant en entrant, impénitents chasseurs, les ont agrafées d’un regard dans un coin de leur tête. Le plus jeune a épinglé les arabesques du pantalon, le plus âgé des lèvres sanguines engageantes au-dessus d’une trahison de menton. Un jazz, comme on disait dans les années trente. Un jazz. La conservatrice les a envoyés là tant tourneboulés elle les voyait. Plus question de dîner après le vernissage parce que l’artiste, ni midinette ni diva, voulait quand même de l’évasion. Trop de pathos en trop peu de temps, trop d’émotions il a dit, juste un endroit pour se refaire une virginité de pensées et après peut-être on va dîner ailleurs. Et le jeune a suivi, bien pareil dedans, tout aussi retourné : la bouteille, c’est lui qui l’avait apportée alors, ce linge sale qu’elle trimballait avec elle, il est allé le laver avec lui. 19 janvier 2005 Cimetière de Baltimore. À l’affût. Lui, journaliste, parce que finalement c’est devenu son métier. On lui a dit scoop. Il a foncé, Poe et Baltimore. Ce mec bizarre, cette tradition, ...
    ... parce qu’un mec n’y suffit pas. On lui a dit juste, t’enquête Baltimore, Poe, roses et cognac. Rien. Mais c’est son métier, et comme ça il le fait. On n’imagine pas l’affût… Attendre et n’être surtout pas vu. Baltimore, grise mine barbouillée de brouillard, une gueule de bois presque, les tombes pareilles avec des noms, sûrement de vagues formes de mausolées, toute une histoire dont il se fout. Juste il attend que l’autre se pointe et le bout de son nez avec. Mal il comprend qu’après toutes ces années personne ne soit parvenu à choper au moins l’ombre d’un visage, la queue d’un nom. Un truc qui se répète depuis un demi-siècle et toujours entouré du même mystère, il n’arrive pas à comprendre. Trois plombes qu’il a pas bougé. Froid, engourdi forcément, mais pas bougé. Et, pour réchaud intérieur, la chaleureuse perspective du chèque qui tombera, il n’en doute pas. Ce métier il sait faire d’attendre et ça finit toujours par tomber. Ado, dans la palombière béarnaise, la même attente et son père à côté qui disait pas de coup de fusil inutile, un seul suffit. En Béarn… un poète maudit, il se souvient, presque même période que Poe, Toulet, venu agoniser au pays basque, perclus d’absinthe, saoulé de cette quête infinie des paysages qu’il aimait tant, sinon les femmes. Oui, les femmes aussi. Palombes au verjus, il en bouffera à satiété dès lors qu’il l’aura l’autre dans son viseur, il rêvera Madiran sur la palombe et son image, cette petite trahison avec l’humanité qu’il s’offrira, de la ...
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