Alors une femme
Datte: 13/11/2018,
Catégories:
nonéro,
mélo,
portrait,
Au bar, il y avait un gros type qui buvait comme on respire. Il était jeune, assez fort, presque gros. Il s’est tourné vers moi en fourrant bonnassement une moitié d’œuf dans sa bouche. — Je commençais à penser que tu ne viendrais plus. Je lui ai répondu que je m’étais perdu sur les petites routes de l’arrière-pays, ce qui était vrai mais incomplet. J’avais aussi crevé et je m’étais battu avec un boulon de roue trop serré. J’avais soif et j’étais de très mauvaise humeur. Le Gros s’est enfilé un œuf dur entier dans la descente, a remarqué avec indifférence : — Tu as du cambouis plein la figure. Quand je suis revenu des toilettes, vaguement nettoyé, un peu rafraîchi, il vidait un pastis. — Tu as encore du noir, a-t-il constaté. Je lui ai répondu que s’il savait à quel point je m’en foutais, il aurait une bonne idée de l’infini. Il a éclaté de rire. Puis il s’est présenté : il répondait au nom de Jean-Yves et travaillait pour l’Aventurier. — Bon, on y va ? ai-je demandé avec impatience. Dehors, tout était bleu et chaud avec une poussière d’or roux vaporisée sur les choses. Il y avait la route claire et poudreuse entre les arbres, qui donnait envie de la mer. Je me suis dirigé vers ma voiture, il m’a retenu par le bras en me disant qu’il avait horreur de conduire seul. Il avait une vieille Traction Citroën dont il ne devait pas être peu fier à voir la façon dont il essuya avec sa manche une trace de poussière sur le capot. Nous avons roulé peut-être dix minutes avant ...
... d’atteindre la maison. Nous nous sommes arrêtés devant un escalier à demi recouvert de sable. Au-delà, sur une sorte de terre-plein, se dressait une merveilleuse maison qui s’avançait comme une proue, dominant toute la plage et toute la mer. Je suis monté. Derrière, la maison, il y avait une longue terrasse qui se perdait à l’orée d’un jardin. J’ai entendu un bruit de vent, un bruit de sable derrière moi, je me suis retourné. Depuis plus de dix ans, je connaissais cet homme à travers ses aventures et à présent il était là à deux pas de moi… — C’est étrange, ai-je murmuré. L’Aventurier, penché sur ses rosiers, tourna à demi la tête : — Qu’est-ce qui est étrange, monsieur De Sordon ?— Voir aller et venir dans ce jardin, comme un retraité banal, l’homme que la presse surnommait en son temps le Al Capone français…— Les aventuriers vieillissent aussi, mon cher. Et en prenant de l’âge, ils préfèrent souvent le parfum des roses à celui de la poudre. Le sécateur, manié d’une main habile, claqua. Une rose flétrie chut sur le sol. Méticuleux, l’Aventurier la ramassa et la jeta dans un seau où il avait entassé l’ensemble des déchets végétaux récoltés pendant sa tournée du jardin. Il me demanda soudain : — Vous avez des enfants ?— Un fils.— Moi aussi, depuis le début de cette année. Il déposa le sécateur dans le seau. — Il y a douze ans de cela, j’ai vécu une brève histoire d’amour avec une Américaine, une prostituée. Puis nous nous sommes perdus de vue. J’ai appris, presque hasard, l’an dernier, ...