1. Origami


    Datte: 31/01/2019, Catégories: hagé, ascendant, mélo, nostalgie, portrait,

    En japonais, le mot « origami » désigne aussi bien un papier plié que l’art de plier le papier et de faire naître par ce moyen élémentaire les formes les plus accomplies, et les plus éphémères. À l’instant où je vois le bout de papier sur la table basse, à côté du fauteuil dans lequel dort mon père, un douloureux souvenir s’impose à moi. Aussi brutal qu’un coup de poignard. En une fraction de seconde, je suis projetée près de vingt-cinq ans en arrière. Impuissante, je pressens l’inéluctable retour du cortège de non dits et de larmes qui avaient accompagné les événements de l’époque. Et de tout ce que cela avait impliqué de culpabilité. Sourde, consumante, comme peut l’être la culpabilité d’un enfant qui vient de commettre l’irréparable. À l’instant où je reconnais le bout de papier, je redeviens la fillette qui a trouvé par hasard le porte-monnaie de son père dans un recoin de la maison, heureuse de pouvoir se rapprocher de lui par ce moyen. Je me revois en train de répartir le contenu de ma trouvaille en piles bien ordonnées : d’un côté les cartes en plastique, de l’autre la monnaie, à l’écart ce qui ne me sert à rien, tel ce morceau de papier défraîchi sur lequel mon père a griffonné quelques mots. Une liste de prénoms, ou quelque chose du genre. Je revois ma mère passer par hasard derrière moi, puis, poussée par je ne sais quelle mystérieuse intuition, déchiffrer par-dessus mon épaule la liste ainsi dévoilée. Je sens aujourd’hui encore le raidissement de son corps, qui me ...
    ... fit inconsciemment réaliser la gravité de la situation. À l’instant où je reconnais le bout de papier, je ne peux m’empêcher de tendre à nouveau la main vers elle, dans un vain espoir de lui offrir une caresse consolante, d’obtenir son pardon. Mais aujourd’hui comme hier, j’en suis incapable. Et je souffre à nouveau de la voir s’éloigner sans mot dire, les épaules basses, la démarche incertaine. Je me revois désemparée, devant quelque chose de trop grand pour moi. Ses larmes me dévastent une seconde fois. Et pourtant, je ne l’avais même pas abîmé ce bout de papier. Que pouvait-il contenir de si dramatique ? Qu’est-ce qui pouvait justifier une telle tristesse chez ma mère, une telle gêne chez mon père, puis la mésentente croissante qui s’installa entre eux ? Je n’ai jamais osé le demander. Seul le temps a apaisé les choses. J’ai peu à peu enfoui ce mauvais souvenir tout au fond de ma mémoire. Ils se sont efforcés de vivre comme si de rien n’était. Sans toutefois m’empêcher de percevoir que quelque chose avait irrémédiablement changé entre eux. J’étais nettement plus âgée le jour où ils m’ont annoncé leur prochaine séparation. Je pouvais comprendre. C’est souvent ce qu’on dit à ce moment. Peut-être ferait-on mieux de se taire à ce moment. Je savais bien que tout était de ma faute. J’ai souffert à en perdre le sommeil, à ne plus arriver à me confier à ma mère, à ne plus être rassurée par la présence de mon père. Je n’en ai pas cessé de les aimer pour autant. Mais au fond de moi, ...
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