Le dernier des Grizziera
Datte: 10/02/2019,
C’était agité, déjà. Le tumulte de l’océan, des mouvements glacés qui font blanchir l’eau. Gabriel s’étira en silence. Depuis le sixième et dernier étage de son immeuble, l’écume lui semblait crémeuse. Quelque chose d’appétissant, ce genre de fringale qui tient l’estomac à six heures du matin après une nuit sans sommeil. Il y avait bien longtemps qu’il n’avait plus dormi que dans l’ombre du jour. Et par quels remèdes encore ! Des pilules, d’autres pilules, encore d’autres. Il caressa lentement son ventre rond, appréciant la similitude avec l’espace courbe de la vaste rotonde vitrée de bout en bout. Le soleil transformait la baie en un miroir sans fard. Ses yeux rougis ne pouvaient s’empêcher de se lever sur son reflet puis de se baisser presque aussitôt, et de reproduire ce battement d’ailes à l’infini. C’était net, sans fioriture. Bon Dieu ! Je ressemble à un vampire ! L’immeuble s’était autrefois nommé hôtel Grizziera, du temps et du nom de son grand-père. Photos jaunies, éclats de souvenirs, deux formes sèches sur la grande terrasse du premier étage, coupe de champagne à la main. Vent d’ouest dans les cheveux argentés. Lune rouge sur la baie. Louis et Cecilia régnaient sur le plus célèbre établissement de la ville. Six étages formant initialement un ensemble de quarante-cinq petits appartements. Tous spacieux d’au moins trente mètres carrés, plus du double pour les plus grandes suites. À cela s’ajoutaient deux vastes séjours, l’un plongeant sur l’océan, l’autre sur la ...
... ville. Soleil à gauche, soleil à droite, lumineuses rotondes vitrées, tentures blanches et rouges, pluie de lustres à facettes. Sur son tricycle, ses yeux déjà empesés de fatigue avaient veillé tard à observer les clients fortunés se dessiner dans la fumée des cigares et dans les rires de dames élancées au dos bronzé. À la mort de ses grands-parents, seul héritier, il avait fait fermer l’hôtel, puis avait investi beaucoup d’argent dans la révolution profonde de celui-ci. Les murs étaient tombés comme les forêts en Amazonie. On avait fait place nette. Ne restaient plus que de vastes pièces sans obstacle. L’hôtel était devenu sa demeure, l’extension physique de son esprit, plus que son propre corps. Ainsi, au cinquième étage s’étiraient en de multiples sens des étagères emplies de livres, de disques, de vidéos de tous formats, de bandes dessinées, de lithographies, de toiles anciennes que ses aïeux avaient mis des siècles à réunir. Tout était là. Sa culture, celle d’avant l’enfermement, et celle d’après. Celle d’avant sa naissance et d’avant la naissance de ses parents. Une douloureuse faim le tenait. Le talkie-walkie grésilla un moment avant que la voix morne de Victoire ne remplisse l’espace. — Oui, Monsieur ?— Apporte-moi de quoi déjeuner.— Sucré ou salé ? Gabriel hésita. — Les deux.— Bien, Monsieur. Se fit entendre le bruit de l’ascenseur intérieur qui donnait sur le grand salon du sixième étage. Victoire, la démarche claudicante, poussait un chariot d’argent sur lequel ...