Le dernier des Grizziera
Datte: 10/02/2019,
... plusieurs plats couverts s’étalaient. Le jour était complètement levé maintenant, un ciel clair et vivifiant saisissait l’océan tout entier. À cette hauteur, on aurait dit une banquise en fusion. De nombreux surfeurs flottaient déjà entre les vagues. Avec leur combinaison noire et leur planche invisible sous eux, ils semblaient pareils à des pingouins égarés en des fronts venteux. Le fracas des vagues lui parvenait pleinement étouffé. Mais pas complètement. C’est ainsi qu’il concevait les choses. Victoire leva son visage ridé et dur sur lui. — Les œufs sont d’hier.— Je n’en veux pas. Elle soupira. — Tout est de la veille, Monsieur, il n’est que sept heures du matin.— Laisse juste le pain et tout ce qui est fermé.— Je vous ai fait des pâtes à la crème et au saumon.— D’hier ?— La crème ?— Oui, la crème.— D’hier.— Emporte tous les plats. Laisse juste ce qui est fermé. Les mains vieillies de Victoire, tremblantes et gantées de plastique posèrent sur la table deux pots de confiture de groseille de Bar le Duc, une petite boite de caviar Petrossian, trois portions de beurre individuelles emballées, une boite de truffettes de chocolat noir de la ville, ainsi que du café frais, préparé dans une cafetière sortant de son carton, dans des filtres issus d’un paquet clos, et d’un café empaqueté de la veille dans lequel une cuiller en argent désinfectée avec de l’alcool à 90 degrés s’était plongée par trois fois afin de respecter la dose idoine. Il savait qu’il ne mangerait qu’une maigre ...
... portion du plateau, et que le reste serait jeté, puisqu’il interdisait même à ses gens de manger ce qu’il refusait. S’ils tombaient malades, le risque de voir sa demeure souillée augmenterait sensiblement. Victoire disparut dans l’ascenseur, et avec elle le chariot empli des victuailles malades. Il trempa ses mains dans un bol d’alcool à 90 degrés qu’elle avait pris soin de déposer à côté des aliments sains. Au bout de quelques instants ça le brûla et il dut interrompre la purification de ce qui lui servirait de fourchette. Il y avait également une petite pile de serviettes neuves et désinfectées, encore fumantes de leur passage au blanchissage. Il se frotta lentement les mains, constatant avec dépit la sécheresse de sa peau en de multiples endroits, jusqu’à former une corne pâle et durcie. Il mangeait du bout des lèvres, du bout des doigts, du bout de la langue. Ses capteurs ne ressentaient pas de plaisir. Seul le dégoût s’imposait à lui. Mais pourtant il mangeait, déposant dans une assiette vide les petits restes qu’il tenait entre ses doigts. Il avalait comme on fume une cigarette, sans toucher au filtre. Souvent il pensait à ses parents. Ça n’avait rien d’étrange, c’était dans l’ordre naturel des choses. Il était fils unique et n’avait que dix-huit ans lorsque la voiture avait dérapé sur les routes sinueuses de Staad. Pour la première fois, il ne les accompagnait pas en vacances. À dix-huit ans, c’est certainement le genre de congés qu’on veut éviter. Il se plaisait à se ...