1. Avant hier


    Datte: 17/04/2019, Catégories: nonéro,

    ... Cajuns, les a amené dans la capitale en pleine période de restriction. C’est de ce moment-là que datent mes premiers souvenirs. Peu nombreux, ceux-ci sont tous des traces plus ou moins précises de bons moments. Nous habitions en ces temps-là un arrondissement de Paris dont j’ai complètement oublié duquel il pouvait bien s’agir. 12e ? 13e ? Plus probablement aucun de ces deux-là. Mais cela a-t-il une grande importance ? Ce dont je me souviens parfaitement par contre, c’est de cette ambiance bon enfant qui régnait dans le quartier. Trois commerçantes en particulier ont profondément marqué mon jeune esprit : la boulangère, la crémière, la mercière. Je me souviens de la boulangère pour l’odeur de sa boutique et son sourire permanent. Cette petite bonne femme avait le privilège de vivre sa journée dans l’odeur de pain frais et de viennoiserie chaude. Je pense aujourd’hui qu’il faut chercher là la raison de sa bonne humeur constante et de sa joie de vivre. J’ai gardé d’elle l’image d’une jeune femme, blonde, dont le visage était entouré de longues et lourdes nattes dorées comme les pains qu’elle vendait. Elle avait du reste un pain dont les entailles de la croûte rappelaient ses nattes. Toujours croustillant et chaud, ce pain a sûrement été à l’origine de mes premiers émois sensuels. En le portant serré contre moi il me communiquait sa chaleur, son odeur, et son toucher un peu rêche était pour moi comme la plus délicieuse des caresses. Maintenant, je pense que ce pain était comme ...
    ... un trait d’union entre cette première femme de ma vie (après ma mère) et moi. Je suis persuadé que, enfant, je n’ai jamais imaginé que les autres avaient droit au même pain, donné avec le même sourire, et en tiraient le même plaisir, les mêmes sensations. Je ne lui ai jamais adressé la parole autrement que pour lui acheter son pain délicieux, comme ma mère me l’avait appris en disant « bonjour madame, s’il vous plaît madame, merci madame, au revoir madame ». Mais aujourd’hui encore, lorsque je croise, dans la rue ou dans une des nombreuses occasions que procure une vie professionnelle bien remplie, une jeune femme blonde avec des nattes longues et lourdes, il me vient aux narines une odeur de pain chaud. Ces jeunes femmes blondes avec des nattes longues et lourdes j’en ai peu connu, mais à chaque fois l’odeur fraîche et un peu acidulée de leur corps a tout de suite été associée à celle de la farine de froment. La crémière, elle, était d’un tout autre genre. Femme grande et charpentée, elle m’avait marqué par sa grande taille, sa voix douce et chaude, mais aussi et peut-être surtout par sa forte poitrine et ses cheveux roux. Ce contraste entre le blanc quasi chirurgical de la boutique, de sa tenue, de beaucoup des produits proposés et sa chevelure flamboyante reste pour moi aujourd’hui encore un émerveillement. Cela me fait penser à ces couchers de soleil en hiver, après une journée froide et sèche, lorsque l’air du soir est pur. Sur le paysage enneigé, le lent déclin de cette ...
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