1. La forêt


    Datte: 04/06/2019,

    On dit qu’il est des forêts qui se plaisent à nous égarer, par jeu, par défiance, comme pour mieux nous faire saisir la fatuité de nos pas. Celle-ci m’a happé quelques heures plus tôt, trois peut-être, quatre au plus. Son nom m’est inconnu ; elle semble vaste, noueuse, emplie de secrets qu’elle garderait à l’abri de ses plus vieilles racines. Sa terre est meuble, humide en maints endroits, flanquée ici et là de petites vasques d’eau dans lesquelles les sabots des chevaux claquent bruyamment. Elle sent la pluie, une ondée jeune infiltrée sous les feuilles. Pour l’heure, le ciel est clément, mais tout indique que cette mauvaise saison nous réserve quelque vilaine nouvelle. Devant moi se dessine un étroit sentier dont le sol est trempé, chargé de cette odeur typique de moisissure et de plantes ; les bêtes s’agitent, se cabrent, manquent de glisser sur ce parterre en trompe-l’œil, le souffle blanc de leurs naseaux gicle dans la nuit sans lune. Les hennissements se font secs, nerveux. Je ne suis pas seul. Deux autres hommes, eux aussi sur leur monture, avancent à mes côtés sur ce maigre chemin qui mène, aussi loin que je puisse voir, vers des recoins plus sombres encore. Je ne les connais pas, alors je jette un regard puis un autre.Vois leurs haillons, observe-les : des soldats comme toi, des survivants, voilà tout. Comme ils semblent las, et lents avec ça, si lourds qu’on les dirait figés sur leur selle. Dans l’obscurité épaisse, j’ai grand peine à distinguer leurs traits. Des ...
    ... spectres pâles, barbus, les yeux brillants de fatigue. L’un est blessé au visage, l’autre semble se tenir le ventre ; ils gémissent, leurs plaintes se mêlent aux miennes, les blessures se réveillent. Mon torse me brûle, là, juste au-dessus du cœur. L’entaille est profonde, je la sens qui palpite, on la dirait vivante. Et puis, il y a cette odeur rance dont je n’arrive pas à me débarrasser, ces effluves de bataille qui s’incrustent sur ma peau, dans la toile de mes vêtements, ce sang encore humide par endroits qui n’en finit pas de sécher à même mon plastron de cuir, dans le creux de mes mains et jusque sous mes ongles. Au loin, les rumeurs du combat s’évanouissent lentement. Parfois, pourtant, il me semble entendre résonner un cri, une flèche qui filoche l’air, un corps qui s’effondre, un destrier qui charge et qui hennit ; à d’autres moments encore, c’est une lame qui jaillit de son fourreau. Chaque fois, je me retourne, anxieux, prêt à me battre, encore. Mais il n’y a rien, rien du tout, le fracas de la guerre vit seulement dans ma tête depuis trop longtemps. Son vacarme accompagne une image, un regard, celui de l’arbalétrier, si clair dans mon esprit. Sa crinière blonde sous le casque rond, l’arme bien calée sur sa joue ; le cliquetis, le sifflement, le noir. La forêt se fait plus dense, les branches des grands colymbres tombent en cascade sur le sol mouillé. Les arbres sont si hauts que je n’en distingue pas les cimes ; aveugle, j’avance. Enfin, il y a ce silence qui semble ...
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