1. La forêt


    Datte: 04/06/2019,

    ... couvrir chaque espace et c’est bien cela le plus troublant : pas de croassements, de bruissements d’eau, de sons brefs, aigus, coupants. Rien de tout cela. La guerre a posé son empreinte morbide en ces lieux. Maintenant, des branchages battent mon visage, des ronces griffent ma peau. Je me baisse tant que je peux sur mon cheval fatigué mais rien n’y fait, la forêt m’enveloppe. Derrière moi, je les entends peiner, des plaintes étouffées qui n’augurent rien de bon. Les chevaux piétinent, l’un des hommes lance un juron. Sa langue est la mienne, la nôtre, mais son accent traîne et siffle un peu. Un ennemi, peut-être un moine d’Elbe. Peu importe, nous sommes bien trop fourbus pour nous battre, il ne sait de toute façon pas si je suis allié ou non, mieux vaudra se taire malgré tout. Le sentier serpente, les arbres nous entourent comme un vêtement et ma monture me guide. Je tente de deviner le ciel, noir, chargé. La pluie va revenir, je l’espère mais j’ignore pourquoi. Le chemin semble s’élargir, je respire mieux. Tous les trois gardons entre nous une distance constante, c’est mieux ainsi. Un accord tacite nous lie, une trêve salutaire. Si ces hommes sont raisonnables, ils ne viendront pas à ma hauteur mais comment savoir, et pourquoi parler de raison en ces lieux sans vie ? Instinctivement, je pose ma main sur le fourreau de mon arme, le contact froid du pommeau me rassure mais je le sais, la peur me taraudera encore longtemps. Je peux me dresser maintenant, le sentier se dégage. ...
    ... Les chevaux enjambent un filet d’eau qui s’écoule sans bruit dans les obscurs alentours. Où sommes-nous ? La forêt d’Engwell est si vaste. Si la chance m’accompagne, peut-être pourrai-je la traverser par l’ouest. Là-bas, en son terme, elle se jette dans l’océan, le grand océan de Fondvert qui baigne la barrière d’Essiene. Terres de marins, villages, ports, il sera facile de partir ; je me ferai engager sur un grand’voile où sur une furtive, on a toujours besoin d’hommes solides, durs à la tâche. Il est des îles par delà le grand Sül qui baignent dans une mer de jade, et cette mer est si claire, si pure, qu’on en voit toujours le fond. Certains prétendent que lorsque l’on avance en barque doucement, sans trop froisser le cours de l’eau, l’impression de voler saisit l’esprit et le corps tout entier. Il y a là-bas des logus géants à la carapace émeraude qui se laissent approcher sans s’enfuir, et des poissons aux teintes inconnues dont la chair est plus savoureuse que le plus fin de nos mets. La mer, je la mettrai entre eux et moi ; les villageois en ces régions ne posent pas de questions, la guerre ne les concerne pas, du moins pas encore, mais pour combien de temps ? Nos armées sont à leurs portes et bientôt la folie les embrasera. En attendant, il faudra se faire discret. Les hommes de la mer n’aiment pas les hommes de Dieu et – le cercle de croix brûlé sur le dos de ma main gauche en témoigne – j’en suis un. Nous sortons du sentier. Une petite clairière circulaire s’étend là, ...
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