Acte II : Thomas l'imposteur
Datte: 20/10/2017,
Catégories:
cérébral,
... n’éclate. Il ne m’a pas éclaboussé. J’avais vingt-deux ans. Je n’étais qu’une oreille anonyme, agissant sur ordres. La seule chose que la hiérarchie aurait pu me reprocher, si elle l’avait su, c’est au contraire ce que j’ai tu, ce que je n’ai pas transmis, ce que j’ai effacé. Des vies de ces femmes, de ces hommes que j’espionnais par oreillette interposée, je ne conservais que ce qui n’avait aucune importance. Et je protégeais tout ce qui était chargé d’émotion, la leur, la mienne. Le souffle d’un aveu, d’un regret, d’un manque. Le ton d’une voix qui change, troublé par le désir. Les mots doux, les mots durs. Et puis le plus important, ce qu’il aurait de toute façon été vain de vouloir retranscrire, parce qu’il se cache entre les mots. La densité des silences, ce que les mots ne peuvent décrire, ce que seuls les corps peuvent exprimer. J’étais devenu un agent double. On m’a bientôt transféré à la DST, devenue DGSI depuis la fusion de ce discret service de police avec les renseignements généraux. J’ai été versé à la section surveillance de l’espionnage industriel. Les temps changeaient : il n’était plus simplement question de satisfaire les pervers caprices du Prince, mais d’intercepter toutes les communications, vocales ou électroniques, des personnes occupant des positions sensibles dans les secteurs stratégiques de l’industrie. J’ai été formé à briser toutes les serrures virtuelles de façon furtive, indétectable, à consulter les boîtes vocales, à forcer les comptes de ...
... messageries, professionnels ou privés, à intercepter les courriels, m’immiscer dans les conversations sur les réseaux sociaux prétendument opaques, dresser l’inventaire de tous les contacts de mes cibles et de leurs profils. Je l’ai fait froidement, méthodiquement, sans affect, sans plus rien masquer, tant il était rare que quoi que ce soit dans ces échanges si triviaux me paraisse encore digne d’être protégé. Alors est venu l’ennui. Le sentiment de perdre ma vie à scanner celle des autres, voyeur professionnel par devoir plutôt que par vocation ou plaisir. Ces gens-là, au moins, vivaient. Le plus souvent sans génie et sans surprise, mais ils avaient sur moi l’avantage de n’avoir à gérer que leur propre existence. La mienne, à force d’assister en passager clandestin à la réalité de leur quotidien, se dissolvait dans le vide. Un accident du travail, en quelque sorte. ~~oOo~~ Et puis il y avait le lancinant souvenir d’Elsa, celle qui m’avait fait traverser le miroir autrefois, du temps de l’Élysée. Dieu seul sait comment son nom avait abouti sur la liste : elle n’était ni actrice ni journaliste ni célèbre. Elle avait pour seul tort d’être libre, furieusement libre et vivante, portée par la passion, la révolte et toute la générosité de sa jeunesse. Elle n’était qu’une parmi tant d’autres de ces activistes de gauche mobilisés autour de nobles causes à défendre. Le nucléaire, le Rainbow Warrior, le sort des peuples sans terres ou sans droits, les oubliés de l’histoire ou de la justice. ...