La Croix
Datte: 22/04/2018,
Catégories:
fh,
amour,
volupté,
... cette fac ? me demanda-t-elle à un moment.— La philosophie… dis-je vaguement en balayant l’air de la main, habitué à répondre ainsi, car les gens en général se moquent facilement du jargon intellectuel des soi-disant philosophes. Puis, me reprenant, je me risquai à tenter l’expérience : — En fait, je prépare une recherche sur la notion de « Réel » en m’inspirant des travaux de Wittgenstein et de Lévinas, répondis-je en ayant l’air de m’excuser.— Ah oui ? Intéressant, dit-elle du tac au tac. Tiens, je leur connais au moins un point commun, à ces deux numéros-là.— Ah bon ? m’étonnai-je, soufflé. Qui donc en effet pourrait s’intéresser à Wittgenstein, pensais-je de façon un peu caricaturale. — Le piano !— Le piano ?— Mais oui : le piano ! dit elle en mimant une petite gamme des deux mains. Wittgenstein avait un frère pianiste, je crois bien… tu sais, le manchot… (le manchot ?) C’était le champion de concertos pour la main gauche, il avait perdu sa dextre à la guerre, le pauvre (elle avait vraiment employé cette expression : sa dextre !). Et puis : Lévinas a un fils qui est pianiste. Et de continuer en me disant que Lévinas avait enregistré Beethoven, et que Wittgenstein n’avait pas voulu jouer Ravel, «le con !», et ci, et ça… Pour continuer ensuite sur les disques, puis de là on ne sait comment, sur les champignons comestibles. J’étais abasourdi. Elle pensait à une vitesse phénoménale, abordant les choses sous un aspect inattendu, virevoltant, posant quantité de questions… ...
... Jamais elle ne me donna l’impression de vouloir étaler une culture ; cela coulait naturellement, avec légèreté, c’était un plaisir de l’écouter. Heureusement, j’ai toujours également beaucoup aimé discuter et débattre. De plus, Lucile ne m’avait pas donné le temps d’être timide et, tout en savourant la virtuosité de ses propos, j’arrivais à lui donner la réplique, comme stimulé par tant de verve. Je réussis à apprendre qu’elle avait 24 ans, qu’elle préparait une agrégation de lettre, qu’elle jouait du violoncelle, qu’elle aimait le chocolat noir, qu’elle faisait du théâtre, du judo, qu’elle n’aimait pas la télévision, ni les supermarchés, ni les TGV ; par contre, elle adorait les ordinateurs, et les jeux vidéos «bien faits». — Et, au fait, comment tu t’appelles ? me demanda-t-elle soudain.— Je m’appelle Graham Land.— Oh, quel joli prénom !— Merci, je n’y suis pour rien, mais ça fait toujours plaisir ! Et toi ?— Prénom : Lucile ! dit-elle fièrement. Patronyme : Delacroix. Je ressentis brusquement un petit frisson me parcourir l’épine dorsale. L’ombre d’Anne passa devant mes yeux. — Tiens, c’est drôle, j’en connais une autre, de Delacroix…— Ça n’a rien d’étonnant, c’est courant. Bien plus que Land… se moqua-t-elle. C’est une nana ? (pour Lucile, il y avait les mecs et les nanas) Pas Laure, tout de même ? C’est ma frangine !— Non, non, Anne, Anne Delacroix.— Anne ? J’en connais une, de Anne, une cousine ! c’est… (elle cligna des yeux une seconde pour réfléchir) c’est la fille d’un ...