1. La meute


    Datte: 23/06/2018, Catégories: grp, amour, cérébral, conte, portrait,

    — Ta femme est bien trop jeune et bien trop jolie pour que tu la laisses conduire un tracteur, comme ça, sur les chemins et au milieu des vignes. Le vieux métayer du domaine voisin me mettait en garde, d’une voix au timbre soucieux et à l’haleine aigre, mais sa prévenance paternaliste me faisait sourire. Ma réponse l’avait interloqué : — Il faut bien qu’elle fasse son marché de temps en temps ! Il en était devenu muet de perplexité. Il avait regardé ses pieds puis le ciel bruyant à l’horizon, puis à nouveau ses pieds en faisant tourner entre ses doigts, dans un sens et dans l’autre, son béret de feutre délavé, jusqu’à ce que : — Bon, eh bien, je vais devoir y aller, j’ai encore de l’ouvrage avant la pluie. Alfa, ma femme, vient de la ville ; elle en a l’imagination, mais aussi la perversité et la frivolité. Si ses vêtements sont luxueux, diaphanes et scandaleux, si ses déhanchements sont peints de couleurs criardes, ses narines poudrées de traces blanches et ses phalanges cerclées de bagues rutilantes, c’est parce qu’à la cité les filles déambulent ainsi pour être reconnues. Alfa vit à la campagne ; elle en a l’instinct, mais aussi la cruauté et l’imprévisibilité. Si ses haillons sont humbles, déchirés et obscènes, si sa démarche est teintée d’incandescence, ses lèvres humides de pulpe brasillante et ses poignets libres de fers forgés, c’est parce qu’aux champs les femmes ondulent ainsi pour être respectées. Elle est bien jeune et bien jolie, c’est vrai ; et quand elle ...
    ... passe parmi les ouvriers, les cheveux en crinière, la chemise ouverte, la jupe soulevée par le vent, conduisant le tracteur, cela les excite, cela les énerve. Et ils finissent par se battre entre eux. Mais c’est la meute qui s’est organisée ainsi. Dans les rangs de vigne, les athlètes imbéciles portent les lourdes charges en titubant dans la boue. Les crédules aux bras maigres, courbés sur leur besogne, taillent, piochent, obéissant aux injonctions des plus forts, armés de poings et de gueules de chiens. Quelques femmes y travaillent aussi, plus patientes, plus scrupuleuses, sous les brocards des portefaix. Frêles, elles ne seront servies que de peu de soupe. Dans les murs, les vieux jupons chevrotants cuisent des oignons et du pain dans des marmites noires. À côté, les à peine femmes, au ventre déjà reballonné, allaitent les derniers de la lignée des remplaçants en babillant des litanies. Au lavoir, les plus jeunes des filles, en s’esclaffant de naïvetés, se baignent nues en aromatisant leur corps et leur linge de voluptés ostentatoires. Derrière les arbres, les coquelets à la crête tendue exorbitent leur regard torve et exultent leur refoulement en gloussant des obscénités fornicatoires. À l’écart dans les fossés, mendiant d’un gobelet de fer vide, les autres, qui ne sont pas de la fête, attendent qu’un plus vieux, qu’une plus faible s’effondre en leur abandonnant sa part de soupe. Tous se gavent des promesses de quelques bonimenteurs les assurant d’un paradis dont ils ont, au ...
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