1. Corps céleste


    Datte: 20/06/2017, Catégories: amour, historique,

    ... ciel nocturne : c’était l’horizon et le climat de sa vie. Partir dans les brumes et sous les ciels couverts, partir humer ce qu’elle pouvait d’air hors de sa chambre, hors de la douce réclusion où ceux qui l’aimaient la confinaient sans bien réaliser l’insidieuse contrainte qu’ils lui imposaient. Ils l’imaginaient souffrant dans sa chair, bien plus elle souffrait dans sa tête qui remuait les mots qu’Ange y avait mis et les mots – vous savez comment sont les mots – les mots ouvraient grand la porte aux idées, à l’envie de se mesurer au monde, les mots avaient semé en elle un souffle d’air vertigineux. Picorer des cerises dans la main que lui tendait son frère c’était maigre pitance quand promettaient tant les mots. Ils l’ont su plus tard quand il est trop tard. Et, disant cela, le vieux porta d’un geste las sa main à son verre de cognac. Il but une longue gorgée, après s’être empli le nez et la tête des arômes de l’alcool. Les autres, face à lui, muets, suspendus à ses lèvres. Elle courait les collines et hantait les chais. Son sang palpitait tandis que son ombre claudicante se projetait sur les fûts où bouillait un savoir-faire ancestral. Angèle, toute différente d’Ange, était dévorée de curiosité pour ce mystère que perpétuait sa famille. Une des meilleures fines, elle le savait, était élevée là. Elle aurait voulu communier avec cette secrète alchimie dont les vapeurs en s’élevant vers le ciel abandonnaient dans le chêne leurs plus intimes effluves. Elle percevait dans les ...
    ... caves ce qui se nouait et se dénouait de savoureuses étreintes, l’alcool baignait le bois qui le buvait, intuitivement, douée sans doute d’une sorte d’empathie, elle en frémissait dans sa chair qui s’était éveillée à un autre mystère. François a dit tout ça à mon père, lorsqu’elle fut morte. François était le maître de chai de mon grand-père. Habité de la même ferveur qu’Angèle, douloureusement et heureusement fou d’amour pour le cognac, il poursuivait une sorte de quête – vous savez, tirer le meilleur du meilleur, un désir de nectar… sublimer l’alcool, au sens le plus mystique du terme. Quand ils se sont trouvés une nuit dans les chais, avant que ne perce l’aube, ils se sont doublement reconnus. Et ils se sont aimés comme on n’aime qu’une fois, à ce qu’on dit, vous savez à la vie à la mort. Comme des anges, sans compromission, sans afféterie, lui voyait bien qu’elle avait cette armure qui la ceignait, qu’elle savait l’emprisonner. Il lui révélait tous les secrets, lui disait tous ses rêves les plus fous d’un cognac dont la seule évocation aurait déchaîné les passions. Elle lui disait les mots dont son frère l’avait imprudemment abreuvée mais qui habillaient de couleur et de sens les espoirs les plus délirants de François. Ils avaient choisi un fût qu’ils entouraient de vénération, lui prodiguant des soins qu’on ne réserve qu’à un enfant. Il y avait peu dans la barrique mais le meilleur d’eux-mêmes. Un suc, le nectar des nectars. Ce qu’ils voulaient tous deux si puissamment, ...
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