Le dernier des Grizziera
Datte: 10/02/2019,
... apparence, et sur les choses qu’il ingérait. Et toujours, il avait baissé la tête, trouvant dans cette inclinaison un confort et, somme toute, une forme de plaisir tandis qu’on lui prenait les mesures dans un soleil tombant. Ils avaient pris la voiture de location comme des affamés mangeraient un bon steak-frites. Puis Gabriel avait conduit longtemps. Des jours et des semaines. L’American Express brûlait sans fumer. Juste de la poussière d’or qui pavait leur chemin de délicates attentions. Palaces, restaurants de luxe, boites à la mode. C’était le début des années quatre-vingt-dix, il n’y avait pas encore de portables. Ils appelaient la famille à tour de rôle, depuis des endroits étranges. Une cabine perdue dans les brumes de la route Napoléon. Une autre dans un village corse appelé Zonza au cœur de la montagne. Puis ils disparaissaient. Chaque fois c’étaient les mêmes reproches, les mêmes menaces. D’autres fois, c’était simplement de la poudre aux yeux, de la psychologie de bazar : « Je comprends Gabriel, tu viens de subir un terrible choc. Nous t’aiderons. » Mais l’aider à quoi ? Il était bien, avec Léane, à sillonner le pays. Brûler de l’essence, encore et encore, comme dans une caserne géante. Voilà, c’était ça ses vingt ans. Cheveu dru. Vie sans sommeil. Après ça, rien de mieux, le simple et lent déclin de l’organisme, la répétition dans le vide, le moteur qui tourne lentement, lentement, lentement. En fin de compte, il était content d’avoir eu vingt ans au début des ...
... années quatre-vingt-dix. C’était une bonne période pour ça. Une époque dure et troublée. Une de ces phases de transition, qui le faisait se sentir comme un surfeur entre deux gros rouleaux. Pour ce qu’il en savait. Alors ils avaient continué à rouler, passant de la Corse à la Sardaigne, puis jusqu’en Sicile, et plus avant encore, jusque dans les reliefs sinueux des Pouilles. Ils allaient d’hôtel en hôtel, tantôt luxueux, tantôt très luxueux. Ça n’avait pas vraiment d’importance. Il fuyait, il en avait conscience. Mais elle, pourquoi le suivait-elle ? Plusieurs fois, il lui posa la question, mais chaque fois, elle détournait le regard, se plongeant dans l’observation de la longue et venteuse route. L’océan au dehors se parait de cassures de plus en plus larges, le vent s’était levé. Et l’Atlantique n’en attend pas plus pour montrer sa force. La moindre occasion est bonne pour cette chose hâbleuse. La nuit s’écoula dans un demi-sommeil trompeur. Au matin, quand le soleil se mit à dévorer la baie de Biarritz, il était fatigué. Fatigué comme jamais. Un rendez-vous en « visioconférence » avait été programmé à onze heures avec son banquier d’abord, puis avec les directeurs des deux principales entreprises familiales, dont dépendaient toutes les autres filiales. Son grand-père avait fait fortune dans l’hôtellerie, puis vers la fin de sa vie, peu de temps avant l’accident, il avait investi avec à-propos dans les nouvelles technologies. Et bien qu’il n’ait jamais rien compris à la bourse ...