Le dernier des Grizziera
Datte: 10/02/2019,
... ni n’ait possédé ces étranges compétences requises pour diriger une entreprise, Gabriel tenait à garder le fil avec cette réalité-là. L’omnipotent en même temps qu’invisible actionnaire principal. Un rôle qui lui convenait, l’amusait, l’intriguait encore aujourd’hui. Ce jargon, ces termes abstraits qui dessinaient des abstractions plus grandes encore. En somme, c’était comme un travail dont il s’acquittait quotidiennement ou presque. Chaque homme a le besoin de justifier sa vie d’une façon ou d’une autre, certains vont même jusqu’à tuer pour ça. Gabriel, lui, se contentait de quelques clics sur un ordinateur, et d’échanges opaques en « visioconférence » avec des hommes cravatés et froids dressés depuis l’enfance à cette langue si étrange que chacune de ses composantes semblait une rune moderne. Aussi imperméable à l’ignorant qu’un ciré anglais. Il s’écoula un mois puis un autre avant que les comptes ne soient verrouillés. Il en avait fallu des menaces pour en arriver là. Ceux de Léane avaient été fermés très tôt, mais les siens, en revanche, on avait vraiment hésité avant de leur couper les vannes. Et dans la lenteur de cette logique sentence, il ressentait tout le poids de l’héritage, fils unique qu’il était, et de la mort, orphelin qu’il était devenu. Malgré tout, il avait fait un retrait important peu de temps avant la décision de ses grands-parents, comme s’il subodorait l’imminence de la chose. De quoi tenir encore quelques semaines en faisant attention, mais alors ...
... vraiment attention, ce qu’il n’avait vraiment, mais alors vraiment pas fait jusque-là. Ça lui semblait secondaire. Il ne souhaitait que se perdre, sans fin, sans but. Juste rouler, manger l’asphalte comme unPac-man des billes fluorescentes. Se baigner dans des criques aux eaux fraîches et perdues. Manger sous le lierre de terrasse d’auberges cossues, saturées de l’odeur des fourneaux de cuivre. Léane avait un peu perdu le sourire en apprenant la nouvelle. Mais c’était le genre de signaux, à ce moment-là, qu’il ne percevait pas. Pas encore en tout cas. Gabriel s’endormit peu après la « visioconférence », dans le grésillement coloré des cinq écrans plats. Dehors, la pluie s’était mise à tomber. Les vagues, comme en mesure avec les caprices du ciel, donnaient le ton aux bourrasques venues d’Espagne. L’automne venait. Et dans ce demi-sommeil qu’était devenu son existence, il l’accueillait avec ce demi-sourire qui masquait désormais son visage. Il pensait au passé, souvent. Tout le temps pour être exact. Il pensait au passé et trouvait la sensation suffisante pour vivre sa vie actuelle, celle d’un reclus riche et oisif grossissant à vue d’œil, s’éloignant dans sa propre ombre de ce jeune homme qu’il avait été, et dont chaque minute, dorénavant, il se rappelait le maintien, les mots prononcés, et les situations vécues. Le passé avait recouvert le présent. Il n’y avait plus vraiment de présent. L’argent était venu à manquer. Les hôtels de luxe s’étaient mués en deux étoiles, puis en ...