Reflux
Datte: 22/06/2017,
Catégories:
nonéro,
... dans ceux-là, il lisait la détresse, l’âpreté des rapports dans les hauts étages. Des mots perfusaient son quotidien. Objectifs / Ratios / Rappels / Timing / Training / Process / Reporting. Ces termes tombaient sur son bureau comme une pluie sale. Et après ? Après ces milliers d’appels émis et reçus, après tous ces rapports rédigés, après ces interminables réunions codifiées, que resterait-il ? Que leur resterait-il à tous ? À lui ? C’était navrant. Il y avait des consignes, des directives de la part de ses supérieurs. Il fallait être attentif, prudent. Le monde de l’entreprise n’était ni sain ni sans danger. Sam avait bien noté le nombre de suicides en entreprise. Sam avait bien retenu la proportion édifiante de dépressions sévères liées au stress au travail. Nombre croissant. Exponentiel. Il tombait des nues. Vraiment. Avoir quitté le monde médical pour cette chose alternative, il doutait désormais du bien-fondé de cette idée. Faisait face à de nouveaux maux, pas inconnus mais dans des proportions qu’il n’avait pas envisagées. C’est à cette période qu’il augmenta radicalement ses séances de natation, passant à un rythme quotidien et atteignant sans frémir les trois kilomètres en à pleine plus d’une heure. Ça le libérait. L’endorphine était la plus gratifiante des drogues, même si elle ne suffisait pas. Au moins l’anesthésiait-elle correctement. Ça lui permettait de rester en place devant le salarié / patient, de ne pas se lever pour lui mettre une gifle. Les jours ...
... passaient. Les corps fatigués se succédaient sur la balance. Il se disait : « Mettre un pied dans l’entreprise, c’est déjà vieillir ». Enfin, pour ce que ses propres considérations lui importaient. Il sortait peu, en dehors de la piscine, il évitait la ville. Restait dans son appartement. S’imposait désormais une séance d’épilation tous les trois jours. Les poils, la crasse, tout cela le dégoûtait au plus haut point. Il jouait du rasoir et des antiseptiques dans la salle de bain immaculée. Quelquefois, il se coupait. La vue de son sang, son propre sang, lui était insupportable. Pourtant, durant ses études, lorsqu’il était jeune, ces choses-là n’avaient pas prise sur lui. Il disséquait froidement, tranchait sans trembler. Alors quoi ? Trente ans plus tard, qu’est-ce qui avait bien pu le changer ainsi ? Le contact des autres ? Sa propre solitude ? Le désespoir irrationnel que lui inspirait le monde ? Il aurait pu dresser une longue liste, écrire un livre. Il n’y avait pas de réponses. Au point où il en était arrivé, les causes étaient désormais trop lointaines pour qu’il mette le doigt dessus. Seuls subsistaient les symptômes, de plus en plus nombreux. Il pensait aux microcoupures, aux petites plaies que lui infligeaient ses séances d’épilation. Et tandis que les visages anonymes se succédaient derrière son bureau, il songeait à la cautérisation brutale qu’il s’infligerait le soir venu. Les mains gantées de latex, il prenait à contrecœur des tensions défaillantes. Il était malheureux. ...