1. Le remontreur de mémoire


    Datte: 28/06/2019, Catégories: collection, cérébral, revede, Voyeur / Exhib / Nudisme nonéro,

    ... froissée en une boule dense et serrée, et qui flottait dans le caniveau. Avec toute l’attention dont il était capable, avec des gestes aussi soigneux que pour langer un nouveau-né, il l’avait repêchée et patiemment avait défait la petite boule. Au milieu des plis et des craquelures faites par le papier glacé, il avait découvert une jupe ouverte sur deux très belles cuisses dorées. La jupe était à bandes multicolores, retenue par de gros boutons blancs… Les cuisses jeunes étaient serrées et l’ouverture de la jupe formait une sorte de tabernacle bigarré qui s’arrêtait à mi-cuisses, jetant une ombre noire vers le haut. Au dos, une écriture enfantine, à l’encre verte, ternie par le soleil et l’eau ; on pouvait lire encore « Taj Mahal. 12/08/76. Tes jambes sont le mien… ». Pas de nom ! Consciencieusement, il avait défroissé le cliché, lissant de ses ongles sales les bords et les plis pour prolonger cette vénération à travers les temps, la faire vivre et revivre. Elle avait rejoint l’ordre de l’éternité, dans un des gros classeurs qu’il bourrait de ses trouvailles et que de temps à autre il compulsait avec malice, un sourire de satisfaction aux lèvres. Le sourire de celui qui sait qu’il accomplit là un devoir de mémoire. En repensant à cette photographie anonyme, il farfouille la collecte du jour, en extrait une vue fantomatique des toits de Paris, pris à travers une croisée, croix noire qui barre le premier plan. Derrière, au loin, le temps s’affiche gris et sale… Ce temps ...
    ... nuageux lui fait aussitôt revenir en mémoire cette curieuse conversation, au coin d’un comptoir de bistrot. Dialogue d’inconnus qui évoquent l’ignoré. — Ça t’sert à quoi toutes ces vieilleries ?— Sais pas ! C’est comme ça. J’aime ramasser par terre ce que les gens considèrent comme perdu ou rebuts, bon qu’à jeter. Pour moi, chaque cliché est un morceau de mémoire… La preuve, c’est parce que l’homme a pas assez de mémoire qu’il s’est inventé la photographie. Pour se rappeler un moment d’émotion et le transmettre aux autres. Parce que, quand tu regardes, ton cerveau enregistre automatiquement ce que tu regardes. En photographiant, tu libères ton cerveau de cette image, puisque tu sais que tu pourras la retrouver plus facilement sur son papier glacé. Alors, quand par hasard la photo est perdue, égarée, déchirée, la ramasser, la recoller, la conserver c’est sauver la mémoire de celui qui a pris le cliché, c’est lui remontrer sa mémoire…— Ben dis donc, t’en as là-dedans ! disait le client, les deux coudes sur le zinc froid, jouant avec son verre de blanc à moitié vide et en regardant le fond. Et soudain, Martial avait été très fier de cette répartie qui lui était venue naturellement, comme ça. Il en était tellement fier qu’il se l’était serinée tout le reste de cette journée-là, et le lendemain aussi. Le soir venu, par peur de l’oublier et parce qu’il ne pouvait pas la ressasser tous les jours, il avait écrit la phrase en exergue de l’album en cours. Il avait même poussé l’outrecuidance ...
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