1. Les larmes d'Antigone


    Datte: 24/07/2019, Catégories: copains, nonéro, portrait, Collègues / Travail

    ... On a commencé par des Fables de La Fontaine. Au début elle a eu un peu de mal, sa voix n’était pas assurée, elle tremblait mais rapidement elle s’en est très bien sortie. Elle a oublié tout ce qui était autour, tous ces crétins qui gloussaient au dernier rang, toutes ses filles finalement jalouses de ne pas avoir été choisies. En quelques minutes, elle était dans le truc. Impressionnant. Il ne manquait rien: le ton, le jeu de scène, elle avait tout compris. Je n’eus pas le courage de la laisser repartir comme cela, il fallait qu’elle aille plus loin, qu’elle montre ce dont elle était capable, qu’elle trouve, au moins une fois, que sa vie valait d’être vécue. Alors, pendant que le reste de la troupe continuait avec un extrait de Rhinocéros, je l’ai emmené en coulisse. Je voulais qu’elle fasse le final avec moi. Je lui ai dit qu’elle n’avait pas le droit de refuser, je l’ai implorée, je l’ai suppliée sur tous les tons. Elle a fini par accepter, juste pour ne pas me faire de peine mais ça me suffisait. J’avais ce que je voulais. On jouerait Anouilh, elle serait Antigone et moi Créon. Je l’ai maquillée, je lui ai donné son costume. Ses yeux brillaient avec un éclat incroyable et j’ai compris qu’il allait se passer quelque chose de très fort. Elle m’a assurée qu’elle pouvait mémoriser n’importe quoi en quelques minutes et qu’elle n’aurait pas besoin de garder le texte. Je ne la croyais pas mais je l’ai laissé faire. Elle l’a lu à trois reprises et m’a dit que c’était bon. On a ...
    ... répété, toutes les deux. Une seule fois a suffi. J’étais abasourdie par ce que je voyais. J’ai cru qu’elle se moquait de moi, qu’elle faisait du théâtre depuis des années et qu’elle connaissait le rôle par cœur. Je ne savais pas encore de quoi Anne-So était capable. Sur scène, elle a été magnifique. Elle y a mis toutes ses tripes, elle a crié, elle a pleuré, elle s’est jetée à terre, elle s’est révoltée. C’était elle le maître et moi l’élève. Le temps d’un spectacle, elle n’était plus la petite Anne-Sophie timide que tout le monde ignore mais Antigone, l’adolescente fascinante et rebelle qui brave la loi des puissants. Quand les lumières se sont rallumées, ce fut magique. Toute la salle debout, à applaudir, à taper des pieds, à crier son nom. Plus moyen de les arrêter. Et elle, sous les projecteurs, en pleurs, accrochée à moi, n’osant plus se retourner, avec son maquillage qui coulait sous les larmes. Il a fallu tirer le rideau pour qu’elle me lâche. — Vrai, Anne-So ?— Vrai de vrai ! Imagine, tu vis ton personnage, tu as tout oublié, tu ne sais même plus qu’ils existent dans le noir et puis brutalement tout s’arrête et c’est la violence des lumières, les hurlements, le vacarme des applaudissements. L’émotion à l’état brut, une lame de fond qui te soulève et t’emporte au-dessus de tout. Tu es pétrifié, tu ne vois plus rien, tu ne peux faire que pleurer. Et à ce moment, à tes côtés, la douceur d’Élodie qui te prend par la main pour aller saluer. Le moment le plus intense de ma ...
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