Reflux
Datte: 22/06/2017,
Catégories:
nonéro,
... la table. Le temps passait ainsi. Des pans entiers. Peu à peu, à les ausculter, le dégoût s’était invité à la table de ses névroses. Dégoût des chairs et des plaies. Difficile de dater, difficile de comprendre ce qui avait changé en lui, compliqué de saisir pourquoi il avait ainsi dévié. C’était venu sans crier gare, pas du jour au lendemain, mais pas loin quand même. Trop de souffrances. Trop de maladies annoncées. Ses mains qui palpent des seins, des ventres flasques. Lumière dans la bouche, dans la gorge, dans les oreilles, dans n’importe quel trou. Des vies abrégées que soulignait son écriture serrée sur des ordonnances dérisoires. La répétition, les mêmes phrases, peu à peu, ça l’avait dévoré. Inexorablement, leur détresse lui était devenue soudainement insupportable. Il s’était mis à rechigner. Avait éprouvé les pires difficultés à approfondir, à inspecter plus avant. Il y allait au jugé, à distance. Quand les patients quittaient son cabinet, il se lavait les mains pendant près de cinq minutes, retenant en lui une méchante envie de hurler. On disait qu’il avait changé, qu’il n’était plus un médecin attentif ; les rares confrères qu’il côtoyait lui en avaient fait la remarque. Mais que répondre ? Que proposer d’autre à ces gens qu’un visage neutre et lisse ? Son mal, il était en lui, profondément ancré. Il fit des erreurs. Sa clientèle se réduisit comme un zona en rémission. Lentement, il laissa tomber les médecines douces. Tout le monde voulait autre chose. Une dose. ...
... L’impression d’avaler du radioactif. Alors, il plomba les prescriptions. Ce qui ne diminua pas sa clientèle, bien au contraire. Mais à annuler les rendez-vous, à foirer de nombreux diagnostics, ne subsista bientôt plus que la branche masochiste, celle que l’analyse d’un docteur mal rasé, expéditif, relativement incompétent et totalement arrogant ne rebutait pas. Des gens qui ne voulaient pas être soignés. Mais même ceux-là, les résignés, même ceux-là le dégoûtaient. Il s’était fait une réputation, une vraie réputation de merde. Les finances étaient dans le rouge. Il jetait des boules de papier dans sa corbeille. Au ralenti, comme un basketteur sousprozac. Les bonnes journées, il parvenait à voir deux patients. Et dans le quartier désormais, on le regardait comme un dingue. Un matin, l’une de ses plus anciennes et fidèles patientes, Nelly W, s’était présentée à l’heure à son rendez-vous. La vieille femme était venue le consulter pour une douleur lancinante qui travaillait ses intestins. À vrai dire, avait-elle ajouté, elle souffrait terriblement d’à peu près partout, qu’en fait, sa tête, son dos, son cou et ses jambes l’empêchaient de dormir. Il lui avait demandé de se déshabiller. De s’allonger. Sam avait fourbi ses instruments. Elle s’était exécutée péniblement et l’attendait, les yeux fixés au plafond. Maigreur terrifiante. Bien plus que la dernière fois qu’il l’avait examinée. Dans la fraîcheur du cabinet, il aurait juré voir de la buée sortir de sa bouche, vilaine, dure. ...